Emploi et conditions de travail en Europe: Le modèle social européen a-t-il un avenir? La solution passe-t-elle par la flexicurité?

La recherche d’un meilleur compromis entre la flexibilité et la sécurité constitue un défi majeur pour l’Union européenne, et pas seulement pour les pays candidats à l’adhésion. Deux nouvelles études importantes de l’OIT analysent différents aspects de l’emploi et des conditions de travail.

Comme en témoigne la publication The evolving world of work in the enlarged EU: Progress and vulnerability (Voir note 1), le chômage, la concurrence croissante et l’élargissement de l’UE de 10 à 27 Etats membres ont eu un impact considérable sur l’emploi et les conditions de travail au sein de l’Union européenne. S’appuyant sur des études de cas de Bulgarie, de Croatie, de République tchèque, du Danemark, de France, d’Allemagne, de Hongrie, de Pologne, de Roumanie, d’Espagne, de Suède et du Royaume-Uni, l’étude fournit des informations, en temps voulu, sur les tendances du marché du travail et des politiques sociales à l’œuvre dans le processus d’élargissement de l’UE, ainsi que sur leur impact sur les travailleurs et leur famille.

«D’un côté, les nouvelles tendances observées sur le marché du travail, comme l’introduction d’une plus grande flexibilité dans les contrats et le temps de travail, facilitent les mouvements d’entrée et de sortie du marché, mais, de l’autre côté, elles comportent de nouveaux risques, en particulier pour les femmes, les immigrants, les jeunes et les personnes âgées», souligne l’un des auteurs de l’étude, Daniel Vaughan-Whitehead, expert en chef des conditions de travail au BIT.

D’après l’étude, c’est essentiellement dans les secteurs les moins réglementés, comme celui de la vente au détail ou des services à la personne, que l’on enregistre le plus grand nombre de créations d’emplois, ce qui touche en particulier les jeunes travailleurs. Comme le note Vaughan-Whitehead, «c’est précisément la catégorie d’âge sur laquelle repose notre futur qui rencontre le plus de difficultés». L’étude fournit des informations sur l’évolution de tous les aspects importants du monde du travail de l’Union européenne des 27: les contrats de travail, le temps et le rythme de travail, les salaires, la formation, la santé et la sécurité, le dialogue social et la participation des travailleurs, ainsi que l’équilibre famille/travail.

«L’étude adopte, pour ce faire, une perspective originale. Elle part d’une série d’études de cas de travailleurs indépendants ou employés dans divers pays de l’Union européenne, comme celui d’Ivan (voir encadré). Cela permet de discerner les procédés adoptés par les entreprises et la façon dont les différentes conditions de travail et d’emploi se combinent et interagissent au niveau local», explique Vaughan-Whitehead.

Parallèlement, l’étude essaie d’identifier les travailleurs en situation de précarité, qui forment en règle générale, dans chaque pays, la masse des «travailleurs pauvres». Elle analyse, par ailleurs, de façon pertinente la situation des travailleurs susceptibles d’être exposés à des risques multiples. «Cette approche s’inscrit en phase, d’une part, avec les nouveaux objectifs de Lisbonne que l’Union européenne s’est fixés visant à créer ‹davantage et de meilleurs emplois›, et d’autre part, avec les efforts déployés par l’UE afin de mettre en place l’Agenda de l’OIT pour le travail décent», affirme Vaughan-Whitehead.

L’étude exhorte les décideurs et les acteurs économiques et sociaux à s’intéresser davantage à la vulnérabilité des travailleurs, aux conditions de travail et à la qualité de l’emploi – autrement dit, non seulement aux salaires et au temps de travail, mais aussi à d’autres questions telles que l’équilibre entre travail et vie professionnelle.

Note 1The evolving world of work in the enlarged EU: Progress and vulnerability, publié sous la direction de François Eyraud et Daniel Vaughan-Whitehead, Bureau international du Travail et Commission européenne, Genève, 2007.

Europe centrale et du sud-est: points positifs, problèmes persistants et nouveaux défis

La recherche d’un équilibre entre flexibilité et sécurité se justifie tant d’un point de vue économique que social, d’après Sandrine Cazes et Alena Nesporova, coauteurs de l’ouvrage Flexicurity: A relevant approach in Central and Eastern Europe (Voir note 2). Bien que la croissance économique se soit accélérée dans le centre et le sud-est de l’Europe depuis 2000, celle-ci ne s’est pas traduite par suffisamment de créations d’emplois. Le chômage chez les jeunes s’est également aggravé et l’on a assisté à un recul de la protection sur le lieu de travail. L’étude soutient qu’une approche qui combinerait flexibilité et sécurité serait des plus pertinentes pour la région et préconise des réformes opportunes du marché du travail et des politiques économiques et sociales.

Dans les années 90, l’Europe centrale et du Sud-Est est passée par un processus de transition difficile, caractérisé par des destructions d’emplois en masse et des créations d’emplois en nombre limité. La région est désormais entrée dans une phase de stabilisation et de libéralisation. Les modèles de marché du travail dans les nouveaux et les anciens pays membres de l’Union européenne sont aujourd’hui en train de converger. La flexibilité de l’emploi, en particulier le recours aux contrats à durée déterminée, augmente.

La législation relative à la protection de l’emploi s’est assouplie pour se rapprocher de la moyenne de l’OCDE, tandis que la protection des travailleurs via la négociation collective s’est affaiblie en raison de la baisse du taux de syndicalisation et du recul de la couverture des conventions collectives. Ce moindre niveau de sécurité du travail n’a été que partiellement compensé par une hausse de la sécurité de l’emploi et des revenus, grâce à un meilleur accès à la médiation, à la formation et à d’autres programmes promouvant le reclassement des travailleurs licenciés et l’allongement de l’indemnisation des chômeurs.

Note 2 The evolving world of work in the enlarged EU: Progress and vulnerability, publié sous la direction de Sandrine Cazes et Alena Nesporova, Bureau international du Travail, Genève, 2007.

Croissance sans emploi et migration de main-d’œuvre

Bien que la croissance économique se soit accélérée dans la région et que le chômage ait diminué, le niveau de l’emploi n’a augmenté, et ce, de façon modeste, que dans cinq des pays d’Europe centrale et du Sud-Est. De sorte que l’on peut parler de «croissance sans emploi» pour l’ensemble de la région. Les niveaux d’emploi restent inférieurs à ceux des anciens pays membres de l’UE. Le recul du chômage a alimenté l’inactivité plutôt que l’emploi. Autre facteur important de réduction de l’impact du chômage, les migrations de main-d’œuvre qui se sont accélérées depuis l’élargissement de l’UE en 2004.

Récemment encore, la situation la plus préoccupante était celle de la Pologne où, en 2002-03, malgré de bonnes performances économiques, le taux de chômage atteignait presque 20 pour cent. L’emploi y a diminué jusqu’en 2004 et est reparti à la hausse seulement en 2005. Les deux dernières années ont finalement enregistré un recul significatif du chômage, mais avec une émigration qui pourrait concerner plus d’un million de Polonais.

Qui est le plus exposé?

Depuis 2000, on observe, dans tous les pays pour lesquels nous disposons de données, une diminution de la rotation de la main-d’œuvre et un léger allongement de l’ancienneté moyenne dans l’emploi. On constate également une tendance vers une plus forte segmentation du marché du travail – une plus grande proportion de travailleurs restant chez le même employeur, soit plus de dix ans, soit moins d’un an. Le premier groupe concerne principalement de jeunes travailleurs, hautement qualifiés, titulaires de contrats à plein temps et à durée indéterminée, tandis que dans le second groupe on trouve surtout des travailleurs, plus jeunes ou plus âgés, bien moins qualifiés et pris dans des emplois temporaires.

Les jeunes, les travailleurs âgés, les minorités ethniques, les travailleurs peu qualifiés, les femmes revenant de congé de maternité et les personnes connaissant des problèmes de santé sont ceux qui rencontrent le plus de difficultés à entrer ou revenir sur le marché du travail. Ils sont nombreux à dépendre de modèles sociaux de moins en moins généreux, et certains d’entre eux doivent travailler au noir pour joindre les deux bouts.

Les disparités entre les sexes perdurent dans la région. Si les disparités ont tendance à diminuer légèrement en ce qui concerne la participation au marché du travail, l’écart se creuse en revanche depuis 2000 dès qu’il s’agit du taux d’emploi. De même, la situation quant au chômage s’est également davantage améliorée pour les hommes que pour les femmes. En termes d’emploi, les hommes ont donc bénéficié de la croissance économique légèrement plus que les femmes.

De nombreux pays ont essayé de renforcer l’attractivité du travail en augmentant le salaire minimum par rapport aux indemnités de chômage et aux minima sociaux. La protection des revenus contre les risques d’insolvabilité et de faillite des entreprises a été assurée par la mise en place de fonds de garantie des salaires dans un nombre croissant de pays de la région.

Stratégies gagnant-gagnant

L’étude soulève d’importants problèmes en matière de politiques économiques et sociales en Europe centrale et du Sud-Est. S’attaquer à la croissance sans emploi est le défi majeur des politiques de l’emploi dans la région. Il appartient aux gouvernements, aux partenaires sociaux et aux représentants des groupes sociaux vulnérables et des chômeurs de déterminer le développement de leur pays en matière sociale et d’emploi. Par le dialogue, ils doivent décider si le pays va modeler sa politique économique et sociale en fonction de la stratégie de Lisbonne de l’Union européenne et de l’Agenda de l’OIT pour le travail décent pour atteindre un triple objectif de plein emploi décent, de meilleure productivité du travail, de cohésion et d’intégration sociales, ou s’il va rester principalement gouverné par des objectifs purement économiques.

Cet ouvrage montre comment on peut y parvenir grâce à une approche de «flexicurité», qui combine un marché du travail plus flexible stimulant la création de nouveaux emplois plus productifs, avec la protection contre le basculement dans le chômage de longue durée et la pauvreté. Il répond au dilemme: Comment maintenir ou améliorer la compétitivité tout en utilisant pleinement le potentiel de la politique sociale comme facteur de productivité? Il n’existe toutefois pas de modèle unique de «flexicurité». Différentes combinaisons de flexibilité et de sécurité peuvent être mises en place par les employeurs et les travailleurs en fonction des différents contextes nationaux. Bien que l’équilibre soit difficile à atteindre, la poursuite d’une stratégie gagnant-gagnant, aussi bien pour les employeurs que pour les travailleurs, est au cœur de ce concept.

Travail indépendant en progression: source d'épanouissement ou stratégie de survie?

A Rijeka, en Croatie, Ivan, âgé de 49 ans, est propriétaire d’un petit magasin dans l’immeuble où il vit. Il y vend des journaux, du tabac, des fournitures de bureau, des livres et tout ce dont les étudiants peuvent avoir besoin pour l’école.

Après des débuts difficiles en 1992, les affaires se sont stabilisées en 1996. Ivan a commencé par embaucher deux employés, puis s’est aperçu, en 2000, qu’il n’avait pas les moyens d’avoir plus d’un employé à sa charge. Employeur très soucieux, Ivan s’est arrangé pour que son employée, Nena, soit embauchée à durée indéterminée, ne fasse pas d’heures supplémentaires et ne travaille pas les week-ends. Pendant les deux congés de maternité de son employée, il s’en est sorti seul en travaillant plus dur que jamais. Et c’est déjà beaucoup. Le magasin ouvre du lundi au samedi de 7 à 21 heures, et le dimanche matin de 8 heures à midi. Lorsque nous avons interrogé Ivan sur ses congés annuels, il nous a répondu en rigolant: «Pas un seul jour de libre au cours de ces cinq dernières années!».

Cette activité est-elle rentable? En termes financiers, pas vraiment, dans la mesure où le magasin dégage entre 6 000 et 7 500 euros de bénéfices nets par an, ce qui correspond à un salaire de 500 à 622 euros par mois pour environ 90 heures de travail par semaine.

Qu’en est-il de l’équilibre entre le travail et la vie privée? Ivan pense à cet égard que son travail en vaut la peine. «Mes enfants ont grandi dans une famille où ils ont appris qu’il est important de travailler dur.» Mais il est surmené et «constamment fatigué». S’il apprécie toujours son travail, il envisage d’en changer. «Je ne peux pas continuer longtemps comme ça», poursuit-il.

Si le cas d’Ivan n’est pas si représentatif que cela, il donne en revanche une image assez juste des énormes difficultés rencontrées par les travailleurs indépendants et employés dans les petites entreprises de Croatie et d’autres pays d’Europe. Beaucoup d’entre eux sont soumis à des horaires de travail très lourds, qui ne leur laissent pas le temps de dormir et de se reposer, et encore moins de prendre des vacances avec leur famille, dont ils sont le support économique.

«Si se mettre à son compte est l’une des principales stratégies pour s’en sortir en Croatie, et constitue une source de satisfaction, il s’agit pour beaucoup d’un choix difficile à faire, car très difficile et risqué», affirme Daniel Vaughan-Whitehead.

D’après l’étude, dès 2000, le marché du travail en Croatie a eu tendance à se normaliser et les conditions de travail à s’améliorer. Le pays doit cela à la normalisation de sa situation politique, à sa solide croissance économique et à sa crédibilité croissante, allant de pair avec les conditions auxquelles l’adhésion à l’Union européenne est assortie. Mais tandis que les conditions de travail demeurent très dures et auraient même empiré, pour encore trop de personnes cette «normalisation» reste purement formelle.

La part des travailleurs indépendants progresse dans la plupart des nouveaux Etats membres de l’UE, mais aussi en Allemagne, en Espagne, aux Pays-Bas, en Autriche, en Finlande, en Suède et au Royaume-Uni – et ce, à tous les niveaux, aussi bien parmi les travailleurs manuels que les professionnels ou les techniciens. Certains de ces travailleurs indépendants sont assez satisfaits de leur statut, qui leur permet de jouir d’une certaine autonomie; d’autres, en revanche, en raison de ce qu’il implique – revenus irréguliers, augmentation du stress et charges horaires excessives – y voient davantage une stratégie de survie qu’un libre choix.