Discrimination salariale

Donner la parole aux enseignants du secteur privé en Jordanie

Des enseignants jordaniens font entendre leur voix pour mettre fin à la discrimination salariale entre hommes et femmes et aux conditions de travail injustes qui prévalent dans le secteur privé de l’éducation grâce à une campagne de syndicalisation de leur communauté.

Reportage | Amman - Jordan | 7 octobre 2015
IRBID, Jordanie (OIT Info) – Suha1 a travaillé comme enseignante dans une école privée de la ville d’Irbid, au Nord de la Jordanie. Elle gagnait à peine 70 dinars jordaniens (environ 98 $) par mois, bien en dessous du salaire minimum national de 190 dinars (environ 268 $). De plus, pendant une période de deux ans, elle explique que son employeur a empoché une part de son salaire, prétendument pour payer ses cotisations de sécurité sociale.

«On m’a dit que mon salaire serait augmenté et que je bénéficiais de la sécurité sociale. Après un certain temps, je me suis rendue compte rien de cela n’était vrai. On m’avait fait de fausses promesses. Je me suis sentie dupée», a-t-elle confié lors d’une réunion organisée par la nouvelle campagne «Solidarité avec les enseignants» qui a pour but de promouvoir et de protéger les droits des professeurs des écoles du secteur privé. «Je voulais travailler mais pas dans ces conditions. Quand j’ai fini par démissionner, je suis restée un mois à la maison à pleurer.»

Suha raconte comment elle a fini par se rendre dans une autre école, où elle était davantage payée que le salaire minimum, où elle pouvait rester à jour de ses cotisations de sécurité sociale. Son expérience l’a incitée à rejoindre «Solidarité avec les enseignants» afin d’aider d’autres enseignants des écoles privées qui rencontrent des problèmes similaires.

«Solidarité avec les enseignants»

La campagne, lancée en avril et animée par des professeurs eux-mêmes confrontés à des violations et décidés à agir contre elles, s’efforce en particulier de donner plus d’autonomie aux enseignants pour qu’ils négocient une juste rémunération et de meilleures conditions de travail.

«A travers cette campagne, nous permettons aux professeurs de faire entendre leur voix», explique Lina Al Rifai, qui a enseigné dans une école privée pendant plus de dix ans et qui est maintenant l’une des principales organisatrices de la campagne. «Nous voulons sensibiliser les enseignants sur leurs droits au travail et sur l’utilisation d’un contrat collectif ou unifié qui est une étape fondamentale vers la garantie du respect des droits des enseignants. Nous avons besoin que les professeurs comprennent quels sont leurs droits et quelles sont les responsabilités des employeurs à leur endroit.»

La campagne invite les enseignants et leurs employeurs à signer le contrat collectif rédigé et adopté au terme d’une négociation collective entre le Syndicat des travailleurs de l’enseignement privé et l’Association des propriétaires d’écoles privées en novembre 2014.

Quand il entrera en vigueur, le contrat garantira aux enseignants l’octroi d’un congé annuel, le paiement de leur salaire mensuel pendant les congés d’été et le versement du salaire minimum, entre autres droits.

Le contrat collectif a été préparé grâce à un consensus entre le ministère de l’Education, le ministère du Travail et le Syndicat des enseignants au terme de longues négociations. Ils sont maintenant responsables de sa mise en vigueur à partir de l’année scolaire actuelle.

L’équipe de campagne

La campagne «Solidarité avec les enseignants» est menée par une équipe de base qui comprend la directrice de la Section pour l’autonomie économique des femmes, ainsi que des inspecteurs du ministère du Travail, des membres du Syndicat des enseignants de Jordanie, des employés de la caisse de sécurité sociale et des groupes de la société civile.

La campagne est l’une des initiatives de la Commission nationale pour l’égalité salariale qui a été créée en 2011 avec le soutien de l’OIT, du ministère du Travail et de la Commission nationale jordanienne pour les femmes (JNCW) pour résoudre le problème de la discrimination salariale dans les écoles privées de Jordanie.

Discrimination liée au sexe

«Nous avons décidé de lancer la campagne de syndicalisation de la communauté dans la région d’Irbid à partir des résultats d’une étude approfondie conduite sur le secteur de l’enseignement privé», déclare Reem Aslan, consultante de l’OIT pour l’égalité salariale en Jordanie.

«L’étude a constaté que les femmes touchaient un montant inférieur au salaire minimum, surtout à Irbid, où de nombreuses enseignantes percevaient environ 90 dinars jordaniens (126 $). Afin d’avoir le meilleur impact possible, nous voulions sélectionner un gouvernorat qui embauchait un grand nombre de professeures et, à Irbid, plus de 2000 enseignantes travaillent dans des écoles privées.»

L’étude a observé que la grande majorité de l’enseignement dans les écoles privées – 88 pour cent – est assurée par des femmes. L’étude a également découvert que l’écart salarial entre hommes et femmes2 s’élevait à 41,6 pour cent dans les écoles privées, avec en moyenne une rémunération mensuelle de 435 dinars jordaniens (613 $) pour un homme contre 254 dinars (358 $) pour une femme3.

Les inspecteurs gouvernementaux

Le ministère du Travail, qui a des employés dans l’équipe de base de la campagne, indique qu’il prend cette question très au sérieux et l’a démontré en multipliant les missions d’inspection dans l’ensemble des écoles du secteur privé, particulièrement à Irbid.

«Toutes les écoles privées devraient respecter les droits des travailleurs énoncés par le code du travail», estime Hamada Abu Nijmeh, secrétaire général du ministère du Travail. Il ajoute qu’au cours des six dernières semaines, des inspecteurs du ministère avaient visité 40 écoles privées et infligé au moins 57 amendes.

Bien que la Jordanie ait ratifié, en 1966, la convention (n° 100) sur l’égalité de rémunération, 1951 et, en 1963, la convention (n° 111) concernant la discrimination (emploi et profession), 1958, les dispositions de ces conventions n’ont pas encore été transposées dans la législation jordanienne.

Le courage d’agir

«Nous avons toujours su que les enseignants étaient victimes d’injustice en termes de salaire et de droits mais nous n’avions jamais réalisé la gravité de la situation», explique Farida Khress, qui a travaillé dans l’éducation pendant plus de trente ans et qui aide actuellement à mener la campagne dans la région d’Irbid.

Elle raconte que les enseignants avaient souvent peur d’agir une fois qu’ils avaient réalisé que leurs droits étaient bafoués. «L’un des principaux problèmes est la peur qui règne chez les professeurs. Mon message à tous les enseignants du secteur privé est qu’ils doivent surmonter leurs craintes en s’unissant et en luttant ensemble pour leurs droits», a-t-elle déclaré. «Vous devrez peut-être faire des sacrifices en cours de route mais en fin de compte vous atteindrez vos objectifs et protégerez vos droits.»

La campagne est encadrée et soutenue par Ahel, une organisation jordanienne qui est spécialisée dans la syndicalisation communautaire et la formation à la campagne. Selon sa co-directrice, Nisreen Haj Ahmed, la campagne a déjà franchi de nombreuses étapes depuis son lancement: elle a obtenu 3 000 abonnés sur sa page Facebook et le nombre de professeurs qui ont appelé l’assistance téléphonique spécialisée du ministère du Travail a bondi de 200 pour cent. De plus en plus d’avocats proposent aussi de représenter les enseignants à titre gracieux.

Le point de vue d’un employeur

L’Association des propriétaires d’écoles privées a exprimé son soutien au travail accompli par la Commission nationale pour l’égalité de rémunération et s’est réjoui du dialogue inclusif destiné à améliorer les conditions de travail des enseignants et l’efficacité de l’enseignement privé.

«Par son volontarisme, la Commission joue un rôle unique en rassemblant toutes les parties en vue d’atteindre un but commun», affirme Munther Sourani, président de l’Association des propriétaires d’écoles privées et lui-même propriétaire d’une école à Amman.

Si l’Association n’est pas officiellement membre de la Commission nationale, elle a soutenu son travail en lui fournissant des données et des informations sur les défis auxquels ont confrontés les employeurs.

«L’Association et la Commission nationale ont un objectif commun qui est de promouvoir le développement de la Jordanie. Nous, en tant qu’employeurs, au même titre que les employés, sommes un pilier essentiel pour faire progresser notre économie nationale», ajoute M. Sourani.

La campagne se poursuivra jusqu’en avril 2016 et, en fonction de l’ampleur de son succès, les organisateurs espèrent qu’elle sera dupliquée dans d’autres régions du pays pour toucher autant de professeurs d’écoles privées que possible.

«Si davantage d’enseignants, et en particulier des enseignantes, se syndiquent et mènent des actions collectives fondées sur un ensemble de valeurs qui les guident, nous considérerons alors cela comme un succès», estime Mme Haj Ahmed. «Et si davantage d’enseignants signent le contrat unifié qui protègent leurs droits alors nous aurons également réussi.»

Pour les initiateurs de la campagne, la prochaine étape sera de militer pour que le salaire minimum soit porté à 300 dinars jordaniens (environ 423 $) afin qu’il coïncide avec le salaire des enseignants des écoles publiques.

«Ça suffit. L’injustice doit prendre fin», dit Suha. «Les salaires n’ont pas été revalorisés depuis des années, les conditions de travail ne se sont pas améliorées au fil du temps, nos droits en tant que mères qui travaillent sont ignorés, il y a tant de choses qui doivent changer… cette campagne est un pas dans cette direction.»



1 Son prénom a été modifié.
2 L’écart salarial entre hommes et femmes fait référence à la différence entre les revenus moyens des hommes et des femmes exprimée en pourcentage des revenus de l’homme.
3 OIT (2013), Etude sur l’écart salarial entre hommes et femmes dans le secteur privé de l’éducation en Jordanie.